Patience et fulgurance


Sur ma table de travail séjournent quantité de petites peintures inachevées, en attente de je ne sais quoi qui les sortirait de leur isolement car si elles sont là c'est qu'elles ne sont pas introduites dans la vie de l'oeuvre.
Leur errance ne cesse de m'inviter au travail, de m'ouvrir, de m'inciter à peindre.

Si le regard visite à chaque passage ces harmonies inertes, si le regard balaie cette nappe de couleur, c'est dans l'espoir d'y déceler quelques musiques, quelques fragments d'ouverture... ou d'achèvement.
Ce petit bois peint qui attendait un certain outremer, je suis passée cent fois sans le voir, sans comprendre.
La difficulté n'est pas de trouver le ton juste, mais d'écarter un à un les autres, ceux qui salissent, alourdissent, enferment.
La lumière vacante est infinie, elle oblige et amende en même temps. Précise, elle aura la même force que ce trait lacéré, nécessaire, optiquement sûr, elle m'enjoint de répondre, "ouvertement".
Il y a un temps d'intervention pour libérer la couleur, je veux dire la lumière, un temps original, sans trajectoire qui décide, tranche.
Ce discernement injonctif ne s'accomplit qu'avec le secours de la mémoire... Encore faut-il que cette mémoire rencontre cette originalité et cette injonction, la patience.
Cet endroit là signe une élection qui n'est pas du même ordre que celle qu'on attendait mais elle élimine les tentations maladroites.
Mieux vaut ne rien savoir de tout cela et passer et repasser devant ces choses colorées en reconnaissance de ce qui échappe, là où se sont réfugiées toutes les mémoires du monde.
La séparation d'avec les choses médiocres n'enlève pas la médiocrité mais me libère d'avoir à la redouter ! C'est une façon de danser avec les ombres...
Le professeur de peinture de mon enfance disait : " Aujourd'hui nous allons apprendre à faire les ombres." Jamais je ne l'ai entendu dire : "Nous allons apprendre à peindre la lumière."
On n'apprend pas la lumière, on ne peint pas la lumière, elle est donnée, réservée déjà au premier jour du monde, introduite avant l'oeuvre... liquide... initiale... nacelle de l'âme, il n'y a rien à en dire, rien à en ébruiter : elle parle !


    Jano Xhenseval
Extrait de la revue "Esprit libre", N1,  ed. l'Harmattan